Avec Coquelicots d’Irak, énième collaboration avec le prolifique Lewis Trondheim, la coloriste Brigitte Findakly signe son tout premier livre à titre d’auteure. Elle y raconte son enfance en Irak, au moment où l’histoire de ce pays s’efface à coup d’explosifs. Elle nous parle ici de son parcours professionnel et de ce qui l’a poussée à signer ce récit autobiographique.

 

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Le métier de coloriste

J’ai entamé ma carrière de coloriste en 1981 pratiquement par hasard. J’en parle d’ailleurs un peu dans Coquelicots d’Irak. J’ai très vite trouvé du travail – d’abord chez Pif Gadget et, parallèlement, sur la série Bastos et Zakousky de François Corteggiani et Pierre Tranchard. Puis j’ai enchaîné sur d’autres albums du même duo. Après Pif Gadget, j’ai aussi travaillé pour Le journal de Mickey – j’ai quitté les communistes pour aller dans le camp adverse! J’ai travaillé assez longtemps pour Le journal de Mickey tout en faisant la couleur sur des albums de bande dessinée au style plutôt réaliste. À cette époque, je travaillais seule à partir de chez moi.

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Puis, en 1990, mon ami Thierry Robin m’a contacté pour me demander si j’étais intéressée à venir travailler dans un atelier qui venait d’être créé. J’ai tout de suite accepté, parce que je trouvais somme toute assez lourd le fait de travailler chez moi, sans vraiment avoir de contacts avec les gens – ou peut-être une fois par semaine, lorsque j’allais livrer mes pages. Nous étions sept dans cet atelier, six dessinateurs et moi : il y avait bien sûr Lewis, mais aussi David B, Joann Sfar, Émile Bravo… beaucoup de gens sont passés par là, au fil du temps. Cette expérience m’a beaucoup apporté : ça m’a permis de m’améliorer sur le plan technique, ça m’a incité à prendre certains risques, à essayer des choses que je n’aurais pas oser faire si j’étais restée seule de mon côté.

Au début, Lewis travaillait sur Lapinot et les carottes de Patagonie; il n’avait donc pas besoin d’une coloriste. La première fois qu’il a fait appel à moi, c’est pour la couverture d’un petit livre de la collection Patte de mouche intitulé Imbroglio. Joann, aussi, me disait que dès qu’il signerait un contrat avec un éditeur, il ferait appel à mes services. Petit à petit, j’ai donc commencé à collaborer avec des auteurs de ce genre – je n’étais pas tout à fait à l’aise, même si je l’appréciais,  avec le style réaliste des albums, publiés par Vents d’ouest et Delcourt, sur lesquels je travaillais alors. J’ai donc fait les couleurs sur toute la série des Lapinot, celles du Chat du rabbin pour Joann Sfar puis celles du Retour à la terre pour Manu Larcenet…

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Le désir de raconter

Parce que je travaillais comme coloriste, évidemment, je lisais énormément de bande dessinée – ce qui fait que, dès que j’ai ressenti le besoin de raconter mes souvenirs d’enfance, j’ai pensé à en faire une bande dessinée plutôt qu’un roman. Quand j’ai commencé à écrire une première version du livre, il y a trois ou quatre ans, c’était vraiment par nécessité. À l’époque de l’atelier, déjà, Émile Bravo me disait : « vas-y Brigitte, toi qui vient d’Irak, fais une bande dessinée là-dessus, raconte-nous ton enfance! » Mais je ne savais pas trop quoi raconter, au fond : j’ai eu une enfance heureuse… ce n’est pas parce que c’était un pays un peu particulier, du point de vue occidental, qu’elle n’avait pas été ordinaire.

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Mais il y a trois ou quatre ans, quand ma famille a décidé d’émigrer, j’ai compris qu’il y avait de fortes chances que je ne retourne plus jamais en Irak. Surtout qu’avant même d’émigrer, ma famille me disait déjà : « surtout ne vient pas, c’est trop dangereux et de toute façon tu ne reconnaîtrais pas Baghdad et encore moins Mossoul. » Tant qu’on sait que quelque chose existe, on n’en a pas forcément besoin parce qu’on sait que c’est là et ça nous suffit. Mais quand cette chose disparaît, qu’on sait qu’elle est en train de disparaître, tout à coup on se dit : « mais non, c’est quatorze ans de ma vie… » C’est ce que j’ai voulu sauver, en commençant à écrire.

Malheureusement, cette première version était très mauvaise. Je n’ai jamais fait lire quoi que ce soit de tout cela à Lewis. J’avais lu suffisamment de bande dessinée et, plus spécifiquement, de bande dessinée autobiographique pour savoir ce que je ne voulais pas faire – et je n’y arrivais pas. C’était beaucoup trop sentimental et j’en faisais trop, parce que je voulais être sûre que le lecteur comprenne tout. Ce n’était pas bon, mais je ne me suis pas arrêtée pour autant : j’ai continué de prendre des notes sur toutes les choses qui m’avaient marquées et que je voulais garder en mémoire. C’était d’autant plus important pour moi que l’état de santé de mon père faisait en sorte que lui, au contraire, perdait la mémoire – contrairement à ma mère qui, avec l’âge, s’était mise à reparler régulièrement de l’Irak et même de ses propres souvenirs d’enfance.

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L’urgence de l’actualité

Il y a deux ans, lorsque DAESH est entré à Mossoul qui est ma ville natale, j’ai été très touchée, très choquée – et c’est là que j’ai ressorti mes vieilles photos, notamment celle que l’on voit à la première page de Coquelicots d’Irak. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de partir de cette photo, mais encore une fois je ne savais pas trop comment je voulais raconter tout ça. Sauf qu’à ce moment-là, Le Monde a contacté Lewis pour lui dire qu’ils allaient créer une application qui s’appelait La Matinale – et ils voulaient savoir si il pouvait être intéressé à faire un strip par semaine. Lewis est venu me voir, m’a expliqué ce qu’on lui proposait – et m’a demandé si je voulais essayer de collaborer avec lui sur mon histoire. J’ai accepté et, finalement, il a fait en 30 minutes ce que je n’avais pas été en mesure de faire avec cette première page.

Quand il m’a montré ce qu’il avait fait, j’ai trouvé ça vraiment bien : c’était clair, net et précis sans trop en faire, sans en ajouter. Pour nous deux, c’était très important de ne pas romancer, de ne pas inventer de dialogues, de ne pas tirer sur la corde pour soutirer une émotion. Chaque événement est dit tel quel. Je voulais vraiment faire ce livre comme si quelqu’un était assis à côté de moi et que je lui montrais ces photos en lui racontant mes souvenirs. Nous sommes donc parti des notes que j’avais prises et, à chaque fois, je racontais à Lewis une anecdote ou un événement qui s’était produit – et il me posait des questions si il désirait un complément d’informations. Lewis faisait le découpage, y ajoutait le texte puis me montrait la page pour que je la relise… et je faisais des commentaires quand ça n’allait pas. Puis quand ça m’allait, Lewis dessinait et je faisais la couleur.

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Nous avons donc travaillé sur le livre durant un an, à raison d’un strip par semaine. À la longue, ce serait devenu épuisant de travailler tous les jours sur un tel projet – je crois que ça aurait été assez lourd à porter, durant deux ou trois mois de travail intensif. Non seulement sur le plan émotif mais aussi parce que Lewis devait constamment trouver des astuces narratives, sur le plan graphique : si je dis quelque chose et que Lewis se contente de dessiner cette chose, ce n’est pas très intéressant. C’est aussi parce que nous avons travaillé sur le livre petit à petit que des événements du présent, tant personnels que nationaux, ont pu tout naturellement y trouver leur place. Après tout, ce n’était pas possible de faire comme si rien ne s’était passé.

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L’Irak au quotidien

Finalement, dans le livre, les événements politiques sont racontés en ordre chronologique – mais ils ne sont pas énumérés les uns à la suite des autres. Ce que je trouve bien, c’est qu’entre ces événements, on retrouve des anecdotes personnelles, des détails de la vie quotidienne. Je trouve, au fond, que ça illustre bien le fait que notre vie demeurait « normale » malgré la succession de coups d’état, l’obsession de l’espionnage et le fait que nous ne pouvions pas dire ce que nous voulions. J’avais mes parents, nous avions une maison, j’allais à l’école et j’avais des amis, une famille… Pour moi, tout allait bien.

Il y a quelques semaines, un chercheur du CNRS a contacté mon frère pour lui dire qu’il avait lu un grand nombre de livres sur le Moyen-Orient, qu’il s’intéressait beaucoup à la région – et que c’est en lisant Coquelicots d’Irak qu’il avait réussi à mieux comprendre l’Irak, qu’il y avait trouvé ce qu’il n’avait pas pu trouver dans des livres plus théoriques. J’avoue que je n’ai pas trop cherché à expliquer cette suite d’événements bien plus complexes qu’on ne le pense, et je ne voulais surtout pas résumer tout ça en disant que c’était une mésentente entre chrétiens et musulmans, ou une histoire opposant les communistes aux baasistes… Je ne voulais pas faire des raccourcis, comme on en entend si souvent à la télévision et dans certains journaux .