C’est en 2014 que Blonk a fait paraître 23 h 72 chez Pow Pow. Cette première BD lui a valu le prix Réal-Fillion, en plus d’une nomination au Joe Schuster Awards et au Grand Prix de la critique de l’ACBD, rien de moins ! Depuis, on attendait avec intérêt son nouvel opus. Eh bien, la voici enfin ! Pour souligner l’arrivée en librairie de Poisson à pattes, on s’est entretenu avec le mystérieux auteur.

 

La création de Poisson à pattes s’est échelonnée sur sept ans. Ton projet s’est sans doute transformé entre le premier coup de crayon et la touche finale. Comment a-t-il évolué ?

Je crois que le premier facteur qui a une incidence sur l’évolution du récit et des personnages est la façon dont je travaille. Plutôt que d’écrire et de découper l’histoire en entier et la dessiner par la suite, je préfère travailler scène par scène. Avant même de commencer le projet, j’avais déjà en tête l’entièreté du récit. J’ai commencé par coucher sur papier toutes les scènes pour ensuite procéder à l’écriture et au découpage de la première. Après, je suis passé au dessin. J’ai fait de même pour toute l’histoire. S’attaquer à un projet dont la réalisation s’étend sur plusieurs années demande une motivation certaine. Travailler scène par scène nourrissait ma curiosité de voir la suite et mon intérêt à poursuivre. Écrire et découper le récit dans son entièreté pour ensuite le dessiner m’aurait donné le sentiment d’exécuter une commande et aurait torpillé mes chances de mener le projet à terme. Cette façon de faire permet également aux personnages de changer tout au long de l’histoire. Ils évoluent et s’enrichissent au fil des scènes qui viennent progressivement s’ajouter au tout. Cette transformation se produit parfois malgré moi. Les personnages m’échappent et évoluent pour devenir des êtres de papier plus substantiels. Ça peut paraître étrange, je sais, mais c’est pourtant le cas. Le Bastien des premières planches n’est pas le même que celui qu’on quitte à la fin de l’histoire.

Il va sans dire que travailler sur une BD durant près de sept ans a également une incidence sur le dessin. Au début de Poisson à pattes, je voulais m’éloigner du style de 23 h 72 au profit d’une facture graphique plus naïve, plus simple. Cet exercice de style fut de courte durée, car, bien malgré moi, mon dessin s’est peu à peu structuré et complexifié. Au fil du temps, un certain degré de réalisme s’est immiscé dans mon coup de crayon. J’ai progressivement pris plaisir à ajouter des détails et à travailler des perspectives plus crédibles. La couverture du livre (dernière illustration réalisée avant l’envoi à l’impression) en est le meilleur exemple. D’un rabat intérieur à l’autre, ce panorama constitue le dessin dont je suis le plus fier.

Tu as passé pas mal de temps en compagnie de Bastien et des autres personnages de ton livre. Comment te sens-tu maintenant que c’est terminé ? Te manquent-ils ?

Une fois le projet terminé, je dois avouer que j’ai été soulagé de ne plus me sentir coupable de prendre une soirée pour moi. Comme ce fut le cas durant la réalisation de 23 h 72, j’ai eu, tout au long de la création de Poisson à pattes, le sentiment que dès que j’avais un moment de libre, je devais écrire ou dessiner. Se sentir libéré de cette culpabilité m’a fait un bien immense. Cette libération a cependant un prix. On est soudainement privé de la compagnie d’amis qui nous ont accompagnés durant des années. Quelques semaines après avoir terminé le livre, les personnages ont commencé à me manquer. Certains plus que d’autres. C’est qu’ils ne sont pas tous sympathiques, voyez-vous ! Je dois même dire que ce qui arrive à l’un d’entre eux me fait du bien chaque fois que je relis la BD !

Même si l’histoire de Poisson à pattes se déroule au Moyen-Âge, les thèmes abordés — l’obscurantisme et le scepticisme, notamment — sont très actuels. Est-ce que le fait de camper ton récit à cette époque t’a permis de faire une critique sociale tout en maintenant une distance avec certains enjeux contemporains ?

Le Moyen-Âge n’est pas si loin. Si j’ai choisi d’y situer mon récit, c’est que certains jours, j’ai l’impression qu’on y retourne. Nous perdons de plus en plus d’acquis moraux obtenus souvent à grand prix au cours du dernier siècle. L’obscurantisme prend le pas sur la connaissance, et la médiocrité s’installe partout, au détriment du savoir, de la vérité et des principes moraux. J’ai beaucoup de difficulté à maintenir une distance saine avec la bêtise humaine. Avec le temps qui passe et l’âge qui avance, je suis devenu très cynique et désabusé envers l’humanité. J’ai perdu mes illusions sur la valeur de l’homme et sur la pertinence de son existence. L’accumulation des décennies qu’on traverse dans une vie offre un point de vue plus global et une perspective plus juste sur l’évolution et l’involution de l’humanité. Je ne peux pas dire que je sois fier d’appartenir à cette espèce de primates ignorants. Pour moi, la rédemption n’est plus possible. Et youpi !

Ta BD propose une réflexion philosophique sur les sujets évoqués plus tôt. Es-tu toi-même un lecteur de philo ? Si oui, quelles sont tes influences ?

La philo était l’une de mes matières préférées au cégep. J’avais particulièrement aimé la première session, au cours de laquelle on avait abordé les classiques (Socrate, Platon, Aristote) qui sont demeurés pour moi des piliers moraux. Je ne suis pas un avide lecteur de philosophie. Tout au plus ai-je glané des notions d’Épictète, de Nietzsche et de Sartre au fil des ans. C’est une sorte de philosophie à la carte. J’ai également eu ma phase « nouvel âge » au début de la vingtaine, où Richard Bach et Dan Millman faisaient partie de mes lectures. À cette époque, je n’aurais jamais cru devenir athée un jour. Et pourtant…

Sur une note plus légère, tu t’es amusé à émailler ton livre de références culturelles, allant de Tintin à Franquin, en passant par les Schtroumpfs et bien d’autres ! Combien en comptes-tu ? Est-ce une façon de rendre hommage à des auteurs qui t’ont marqué ?

Avant de répondre à cette question, j’ai pris le temps de les compter ! Il y en a 72 de la première à la dernière planche et 24 dans la scène panoramique de la couverture. Quatre-vingt-seize petits hommages que je me suis amusé à cacher çà et là tout au long du livre. Il y a même un Slinky ! Toutes ces références renvoient à des BD, à des auteurs de BD (il y en a quatre), à des personnages fictifs et historiques, à des émissions de télé et à des films qui font partie de moi. Ils m’habitent et me nourrissent. Quand on vit dans un monde comme le nôtre, il faut bien pouvoir s’évader. Je termine en citant Boris Cyrulnik : « L’invention picturale ou la fantasmagorie littéraire permettent de supporter le réel désolé en apportant des compensations magiques. »