Dans une note d’intention publiée sur son blogue la semaine dernière, Francis Desharnais expliquait très clairement ce qui l’avait poussé à écrire son plus récent livre : « La guerre des arts parle du désintérêt envers l’art, de l’ignorance, voire du mépris que les artistes doivent supporter. J’ai balancé toutes mes frustrations accumulées pendant ces années à évoluer dans les milieux artistiques. » Nous avons tout de même voulu aller au-delà de ce texte, pour poser à l’auteur quelques questions – plus particulièrement sur la forme particulière de cet album qui ne comporte que dix cases, dont l’alternance et la répétition servent à structurer graphiquement la narration.

 

Qu’est-ce qui t’as poussé à faire un livre reposant sur ce système formel de « copier-coller », de répétition de cases?

Il y a à peu près deux ans, j’ai commencé à chercher une manière de travailler plus vite. Je trouvais ça trop laborieux de faire de la bande dessinée. J’ai essayé une première technique, avec un pinceau. J’y allais directement, sans faire de crayonné. Mais c’était encore trop long… et ce n’était pas trop beau, non plus. C’est après cette première tentative que j’ai pensé à ce principe d’utiliser une ou deux cases. J’ai commencé comme cela, en écrivant directement à la machine dans un logiciel de mise en page. Ça allait rapidement et, qui plus est, ça permettait de préserver la spontanéité de l’écriture. C’est quelque chose qui m’a beaucoup plu, quand j’ai travaillé sur Motel Galactic. Ce n’est pas exactement un premier jet, mais c’est très direct comme écriture – et ça, c’est quelque chose que j’ai voulu conserver. J’écrivais, en faisant les cases au fur et à mesure. Je me suis rendu compte que ça allait très bien et je trouvais ça intéressant de pouvoir travailler sur le rythme, en créant par exemple des moments de silence ou en jouant sur l’effet de répétition. J’ai fait une trentaine de pages comme ça puis j’ai mis ça sur la glace. J’attendais de voir si quelqu’un serait intéressé à publier un projet comme celui-là. Quand Luc Bossé m’a dit qu’il était prêt à l’éditer, j’ai écrit la suite… Ça n’a pas été très long, parce que je savais où je m’en allais. J’avais une idée de base, une structure sur laquelle édifier le reste.

Donc tu travailles en définissant une structure de base sur laquelle les dialogues viennent se poser ensuite?

C’est une structure assez peu définie. Disons que j’établis les grandes lignes de mon scénario. Pour La guerre des arts, je suivais ces grandes lignes en plaçant mes cases au fur et à mesure. Quand j’arrivais à un pivot narratif, je plaçais une nouvelle case – comme, par exemple, quand les extra-terrestres kidnappent les artistes.

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C’est intéressant parce qu’en réduisant ainsi ton vocabulaire graphique, tu crées des effets de « mouvement » qui sont proches de l’animation. Justement, quand les extra-terrestres capturent les artistes, leur rayon s’arrête et se remet en marche. Or, c’est très exactement parce que l’image est aussi schématique que l’on perçoit bien ce mouvement…

Oui, c’est sûr. Il y a un segment qui m’a inquiété beaucoup, c’est celui où le vaisseau spatial se déplace – parce qu’évidemment les étoiles ne bougent pas. Je me demandais si on allait comprendre que le vaisseau avance, qu’il parcourt une certaine distance même si les étoiles sont fixes. J’ai pensé un moment à ajouter de petites lignes… mais parfois le vaisseau s’arrête. Finalement, je me suis rendu compte que les personnages n’avaient qu’à dire qu’ils bougent pour que le lecteur comprenne. Notre esprit s’occupe du reste. De toute façon, ça se passe dans l’espace : tout est lointain, alors il se peut très bien qu’ils avancent sans que le décor ne bouge!

Ce genre d’expérimentations formelles fait évidemment penser à l’OuBaPo, à certains livres de Lewis Trondheim comme Le dormeur ou Moins d’un quart de seconde pour vivre qu’il avait réalisé avec Jean-Christophe Menu… Dirais-tu que tu as été inspiré par ces expériences?

Évidemment, dès que j’ai commencé à utiliser cette technique, j’ai pensé à l’OuBaPo. Je n’ai pas lu tout ce qui a été fait, mais j’ai beaucoup aimé ce que j’ai eu la chance de lire. Il y a beaucoup de trucs étonnants qui se sont fait. Je dirais même que cette idée de réutiliser des cases est loin d’être le plus intéressant. Mais je me souvenais aussi de Moins d’un quart de seconde pour vivre, qui était construit à partir d’un corpus de cases restreint.

Même en réutilisant toujours les mêmes cases, on peut générer énormément de structures narratives différentes.

Oui. J’oserais même dire que cette méthode a eu un impact sur mon scénario. Par exemple, je savais que les artistes se rendraient sur la planète des extra-terrestres mais je n’étais pas sûr qu’ils fassent le voyage de retour. Puis, à un certain point, je me suis dit que je pouvais facilement le faire puisque les cases étaient déjà prêtes! Je pouvais retravailler mon scénario à partir des cases que j’avais à ma disposition. Je me suis donné une autre contrainte, qui était en même temps une liberté : j’ai tout de suite décidé de ne dessiner aucun personnage. Ce ne sont que des décors. Alors des personnages naissaient du simple fait que je réoriente les pointes des phylactères. On alterne entre les personnages uniquement à l’aide de ce détail. J’ai trouvé ça intéressant, de jouer avec ce code.

Ça pourrait porter à confusion, en fait. Mais en lisant l’album on s’adapte très facilement.

Au début, j’avais effectivement peur que ce soit confus. J’ai été encore plus loin avec la même idée pour une bande dessinée que j’ai réalisé pour la revue Papier, publiée par Delcourt : j’ai réalisé une histoire de douze pages qui n’utilise qu’une seule case, dans laquelle trois personnages qu’on ne voit pas discutent ensemble. Il y a une pointe de phylactère qui va à droite, une autre à gauche et une troisième au centre… Ce qui est intéressant, c’est que l’on peut jouer avec ces codes et arriver au final à se faire comprendre.

Tu fais des trucs beaucoup plus classiques, comme Burquette ou encore Les chroniques d’une fille indigne – des strips qui sont, sur le plan de la forme, hyper classiques. D’un autre côté, tu expérimentes avec des livres comme La guerre des arts ou même les Motel Galactic – qui sont à mi-chemin entre la bande dessinée et le livre illustré. Approches-tu ces différents « styles » de la même manière?

C’est sûr que non. Burquette, dont je fais aussi le scénario, me demande plus de réflexion sur le plan de l’écriture. Il faut que ça punch en trois cases, que les mots soient choisis très soigneusement à cause de la mécanique qu’induit la formule du strip. Motel Galactic, au contraire, est un travail plus spontané. J’avais envie d’écrire comme Pierre Bouchard dessine, c’est-à-dire de façon très rapide, un peu tout croche. Au fond, je fais toutes mes bandes dessinées pour essayer des choses. J’aime expérimenter avec différentes méthodes de travail… J’ai quelques projets futurs qui me tiennent vraiment à coeur et j’espère que j’aurai, au moment de les réaliser, tous les outils nécessaires pour les faire. La guerre des arts est une autre manière d’expérimenter avec cette idée de spontanéité. Je dirais que cette forme, contrairement au strip traditionnel, a une influence limitée sur la manière dont les gags se déploient.

C’est donc une contrainte libératrice?

Libératrice, c’est peut-être un grand mot. Ce qui est certain, c’est que ça m’a forcé à construire mes blagues autrement. Ça m’a définitivement ouvert une porte.

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En faisant un livre qui repose comme celui-là sur dix cases, chaque changement devient très important. Mais, entre ces changement, tu travailles énormément sur la durée. En bande dessinée, on cherche différents moyens de reprendre le contrôle du temps. C’est le lecteur qui a le contrôle. Mais avec ce dispositif, on a presque l’impression de voir le défilement temporel se manifester graphiquement. On pourrait presque associer chaque case à une unité de temps précise…

Je comprends ce que tu veux dire. C’est évident que c’est un de mes soucis : comment, par exemple, peut-on expliciter le fait qu’une longue période de temps a passé. Dans ces cas précis, j’ai eu recours à un narrateur omniscient – je le fais d’ailleurs un peu à la blague, parce que c’est un des problèmes fondamentaux de la bande dessinée. Je me rappelle avoir lu un entretien, je ne me souviens plus si c’est avec Franquin ou avec Morris, où il disait qu’il s’arrachait les cheveux de la tête pour ne pas toujours utiliser le même procédé : la page de calendrier ou l’horloge… La bande dessinée, ce n’est pas du cinéma. Au cinéma, on joue avec la durée… J’aimais beaucoup le fait de ne pas pouvoir faire bouger les objets progressivement : les vaisseaux spatiaux, par exemple, apparaissent subitement. Les personnages font même la blague : « C’est long, avant qu’ils arrivent… » Ce sont des blagues que la forme elle-même génère. Paradoxalement, ça se lit vite en chien!

Oui mais, en même temps, c’est une forme qui se fait vite oublier et qui permet au lecteur de se concentrer sur les dialogues et sur le discours lui-même.

C’est sûr que les dialogues sont mis en évidence. Dans un premier temps, d’ailleurs, j’avais utilisé une typo à l’ordinateur; mais Luc m’a demandé de réécrire les dialogues à la main… C’est sûr que ça rend le processus un peu plus laborieux, mais quand on regarde le produit final on se rend bien compte que c’est ce qu’il fallait faire. Je crois que j’ai fait ce livre un peu comme je lis de la bande dessinée : j’ai tendance à le faire trop rapidement, à ne pas trop m’attarder sur le dessin…

Tu fais à la fois du cinéma d’animation et de la bande dessinée. As-tu l’impression que tu tentes d’appliquer certaines leçons du cinéma d’animation à la bande dessinée?

Je tente plutôt de les distinguer, l’un de l’autre, afin de voir ce que chaque forme a comme spécificité.

Pour terminer, peux-tu nous dire ce qui t’as incité à traiter comme tu le fais dans La guerre des arts de la place de la culture dans notre société?

Parfois, j’entend des commentaires assez peu élogieux en ce qui a trait aux artistes, au monde des arts en général… Évidemment, au bout d’un moment, ça en vient à m’énerver. Je me souviens d’avoir eu cette réflexion, un jour : « qu’est-ce qui se passerait s’il n’y avait tout simplement plus d’artistes… » Même les stylos et les bouteilles de Windex, il y a quelqu’un qui s’est inspiré de l’art pour arriver avec le design de ces objets-là! D’après moi, l’art est un système de vases communicants. Alors qu’est-ce qui se passerait si, tout à coup, il n’y avait tout bonnement plus rien de nouveau? Après, j’ai eu cette idée plus saugrenue que des extra-terrestres pourraient enlever tous les artistes…

(Entretien réalisé par Alexandre Fontaine Rousseau)