Je vois des antennes partout a d’abord été publié en 2014 par l’éditeur de langue anglaise Drawn & Quarterly. À l’occasion de sa parution en version originale française, Alexandre Fontaine Rousseau a rencontré l’auteure pour lui parler de cette oeuvre de fiction atypique, dont la forme intimiste épouse certaines conventions de la bande dessinée autobiographique.

 

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Par sa forme, Je vois des antennes partout rappelle ton livre précédent Journal – qui était de nature autobiographique. Il s’agit bien évidemment d’une oeuvre de fiction, mais on ne peut pas s’empêcher de la lire à la manière d’un journal intime.

En fait, quand j’ai commencé à écrire Je vois des antennes partout, je voulais tout simplement raconter l’histoire d’une femme électrosensible – parce que j’avais écouté quelques podcasts sur le sujet et qu’il me fascinait, sans trop savoir pourquoi. J’ai un problème avec la technologie qui nous est imposée, qui va supposément nous faciliter la vie mais qui nous détruit aussi. Je ne suis pas électro-sensible, mais je vois bien à quel point l’ordinateur peut affecter ma capacité à me concentrer. Les personnes électro-sensibles sont un peu l’incarnation de cela.

Mais au début, je ne pensais pas écrire cette histoire sous forme de journal. Ça s’est finalement concrétisé sous cette forme parce que je travaillais à l’époque sur mon propre journal – et que c’était la manière dont je savais écrire et dessiner vite. Il m’arrive de structurer mon travail en séquences un peu plus conventionnelles, mais ça me prend énormément de temps. Or, j’ai commencé à écrire Je vois des antennes partout lors d’un 24 heures de la bande dessinée – ce qui veut dire qu’il fallait que je crée mes pages le plus rapidement possible.

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Finalement, j’ai trouvé cette méthode très intéressante. J’avais l’impression d’interpréter un rôle. Je me mettais dans la peau du personnage. Le but, ce n’était pas de lui faire dire des choses que je ressentais. C’était vraiment d’incarner ce personnage, de m’imaginer ce que je ferais si je croyais souffrir d’une hyper-sensibilité aux ondes électromagnétiques, si j’avais fait des études pour devenir enseignante, etc. Certains lecteurs ont cru qu’il s’agissait véritablement de mon journal intime, mais il s’agissait en fait d’un rôle que je jouais.

Ce rôle a perduré à travers mon écriture, tant et si bien que je suis arrivé à un point où je voulais que mon personnage aille travailler dans une ferme à l’extérieur de la ville, qu’elle fasse par exemple du woofing – et puisque mon imagination est limitée, je me suis dit que je pourrais moi-même aller travailler sur une ferme. Alors je suis allé quinze jours dans une ferme près de Mont-Tremblant, tenue par deux femmes qui ont une vingtaine de moutons. C’est là que la fiction et la réalité se rencontrent. Dans Journal, c’était la réalité qui me faisait écrire – alors que dans Je vois des antennes partout, c’est la fiction que me faisait vivre, qui m’obligeait à aller faire des choses.

Le sujet de l’hyper-sensibilité aux ondes est intéressant, parce qu’il me semble très représentatif de notre époque, de nos craintes face à la technologie. En même temps, le syndrome lui-même est symptomatique d’une certaine paranoïa qui se transmet par exemple à travers les réseaux sociaux. On ne sait pas, notamment, si cette maladie existe vraiment.

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Je ne cherche pas à prendre position, dans le livre, quant à savoir si c’est vrai ou si c’est faux. Je suis avec cette fille, qui me dit qu’elle souffre de cette espèce d’allergie aux ondes, et je la crois. Mon personnage me dit « je suis électrosensible »; alors c’est mon devoir de l’écouter! Quand la version anglaise du livre est sortie chez Drawn & Quarterly, on l’a beaucoup comparée au film Safe de Todd Haynes – dans lequel Julianne Moore joue le rôle d’un personnage allergique aux particules chimiques qui se retrouvent dans l’air.

Évidemment, tout cela évoque une certaine paranoïa contemporaine comme tu le dis, ou l’hypochondrie dont plusieurs souffrent. C’est une crainte de ce qui est invisible – alors c’est d’une certaine manière très proche de la maladie mentale. C’est cette position qui m’interpelle: souffrir de quelque chose que les autres ne peuvent voir ou comprendre. Mais quant à savoir si c’est vrai ou faux, il est intéressant de souligner que la France a récemment reconnu légalement un premier cas de sensibilité aux ondes en dédommageant une personne qui souffrait de certains symptômes depuis que l’on avait installé une antenne de téléphone près de chez elle. Je ne connais pas les détails de l’affaire, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un important précédent juridique.

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Au début, j’ai pensé à faire un documentaire sur le sujet. Je me suis dit que je pourrais raconter la vie de quelqu’un qui souffrait vraiment de ce handicap. J’ai eu quelques échanges avec des personnes électrosensibles, dont je me suis inspiré un peu. Mais je ne pense pas que le fait d’en faire un documentaire à proprement parler aurait servi leur cause. Parce que ce sont des gens qui, justement, sont devenus très méfiants, qui cherchent à s’enfuir de quelque chose… Alors forcément, si on les présente tels qu’ils sont, ils peuvent correspondre à certains stéréotypes. Je crois que finalement, je pouvais davantage rendre justice à leur douleur avec une fiction.

Finalement, le personnage va fuir, se retrouver en s’échappant dans la nature. C’est intéressant parce qu’à un certain point dans le livre, on le voit justement lire Walden de Henry David Thoreau…

Thoreau est sympathique, parce que l’on raconte qu’au fond il habitait à environ une heure de marche de chez ses parents… « Je vais aller vivre dans la nature, mais pas trop loin non plus… » Mais nous aussi, au fond, nous sommes comme cela. J’aime l’idée d’aller vivre sur une ferme pour quinze jours, mais est-ce que je m’y sentirais à ma place plus longtemps? Je reviens en ville, ensuite. Mon personnage est bien plus radical que moi, mais elle n’a pas le choix.

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Mais ton univers graphique reste très inspiré par la nature, par ton affection pour celle-ci. Tu prends visiblement beaucoup plaisir à dessiner des animaux, par exemple.

Les animaux sont beaux et c’est vrai qu’ils sont plaisants à dessiner. Mais ce qui me plaît, c’est aussi leur diversité. Les humains, au fond, sont toujours un peu pareils. Mais un mouton, ce n’est vraiment pas comme un chien.

On sent très clairement l’acte de dessiner, à travers ton travail. À la fin de ton livre, tu consacres une page complète à tes couleurs – en affirmant que les crayons de couleur que tu as utilisé sont en quelque sorte les « acteurs » de ton livre. Les couleurs occupent une place importante dans ton oeuvre.

Oui. J’aime beaucoup les crayons, les couleurs. J’ai déjà essayé d’être « légère », d’écrire des histoires drôles… mais ça ne me vient pas naturellement. Journal, en particulier, était un livre plutôt triste. Si j’écrivais des histoires de dépression en noir et blanc, j’aurais l’impression d’être une adolescente qui se taille les veines en public. La vie est comme ça : elle est triste et joyeuse à la fois. Alors je raconte des histoires tristes avec des couleurs joyeuses. Je me souviens que, lorsque j’avais environ six ans, mon père m’avait donné une immense boîte de crayons de couleur de marque Caran d’Ache… et c’était à mes yeux la plus belle chose au monde.

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Il y a eu un moment dans ma vie, lorsque j’étais en résidence au Center for Cartoon Studies dans le Vermont, où je savais très exactement quel crayon faisait quelle couleur. J’avais des tonnes de crayons de plein de marques, mais je n’avais même pas besoin de faire de tests avant de les utiliser. Je les connaissais parfaitement, parce que je dessinais tous les jours. Je commence à m’éloigner un peu de cet instrument. Je travaille actuellement sur un fanzine ou il y a plus de place pour la peinture. Mais j’entretiendrai toujours une affection particulière pour le crayon de couleur.

Tu utilises déjà un peu la peinture dans Je vois des antennes partout. Il y a notamment de très belles pages de transition abstraites, qui servent en quelque sorte de pause, d’espace transitoire entre les chapitres.

C’est là que la couleur devient vraiment un personnage. J’ai développé une fascination, quand je fais de la peinture, pour les taches de mes palettes – j’utilise du papier, plutôt que des palettes de plastique par exemple. Ce que je trouve intéressant, dans ces pages, c’est que je ne cherche pas à y faire quelque chose de « beau ». C’est vraiment aléatoire. C’est reposant. C’est l’éditeur Drawn & Quarterly qui m’a suggéré cette idée de les utiliser pour faire les pages de transition dans Je vois des antennes partout.  C’est comme de l’eau. On a envie de plonger dans les couleurs.

De plus en plus, je tends à privilégier la simplicité, voire l’abstraction. Même en bande dessinée, mon dessin sert très peu souvent à montrer une action. C’est un dessin plus proche de la photographie, un dessin figé. J’essaie de m’assurer que le dessin ne serve pas qu’à répéter ce que dit le texte, pour ne pas tomber dans l’illustration. Le texte décrit souvent des émotions, des choses ressenties qui n’ont pas nécessairement d’équivalent figuratif. Alors c’est la couleur, dans ces cas-là, qui vient illustrer ce qui est intangible.

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