Dans le monde de Sombres bagarreurs, les guerriers fusionnent entre eux afin de devenir plus que la somme de leurs parties. La procédure est d’autant plus dangereuse qu’elle a été déclarée illégale par Impérius Rhâââ, un ignoble tyran désirant conserver le pouvoir. Nous avons rencontré Al Gofa afin de parler de son premier livre pour Pow Pow.
Le scénario de Sombres bagarreurs tourne autour du concept de la « fusion ». Comment en es-tu venu à ce thème?
Avant ce livre, j’avais fait une seule bande dessinée, qui s’intitulait Chevalier bataille. Comme un peu tout le monde, j’imagine, j’avais l’ambition de faire une épopée de 3000 pages mettant en scène des milliers de personnages. J’espérais mettre tout ce que j’aime dans un seul livre. Mais, au bout d’un an, j’avais seulement 30 pages sans texte et l’histoire ne tenait pas debout. J’avais déjà signé un contrat avec l’éditeur Peow Studio pour mon prochain projet et je ne savais pas du tout ce que j’allais faire. J’étais conscient du fait qu’en bande dessinée, beaucoup de gens font des exercices de style – des trucs comme Prison Pit de Johnny Ryan où tout le monde fait juste se taper dessus. J’ai été frappé par le travail de Yuichi Yokoyama, qui travaille surtout les notions de cadrage, de mise en scène, de rythme… et comme je n’avais jamais vraiment écrit de livre, je m’intéressais surtout à l’aspect graphique du médium. Alors je me suis dit que je ferais un truc un peu bonbon dans ce genre-là. Ma première idée, c’était une histoire futuriste de roi de la montagne : des équipes épiques qui s’affrontent, de la grosse bataille… Le thème de la fusion est apparu ensuite. Ça me semblait logique, dans le contexte d’un livre où je n’avais pas d’ambition narrative particulière. Il y aurait des monstres qui se rencontreraient, fusionneraient et deviendraient de plus en plus forts. Mais malgré moi, je me suis mis à vouloir créer des personnages qui auraient une raison d’être. Je me suis rendu compte que je n’avais pas envie de faire un pur exercice de style, même si c’est quelque chose qui me parle en tant que lecteur.
Il y a une dimension autoréflexive à tout ça. Comme si la fusion renvoyait au fait de combiner ses influences. Ton travail assume clairement ses influences, tout en les assimilant.
En tant qu’auteur, je réagis beaucoup à ce que les autres proposent. J’aime aller voir ce qui se fait ailleurs. Par moi-même, j’ai des idées. Mais elles sont constamment transformées par celles des autres. Je découvre par exemple John Buscema et j’ai envie de faire des formes voluptueuses, des muscles ronds. Alors je me mets à dessiner en pensant à son travail. Je ne peux plus en faire abstraction. Cette inspiration existe désormais dans mon esprit. Je ne peux plus me contenter de faire des formes rigides. Ensuite, je découvre un dessinateur au style plus rigide et je me dis que c’est intéressant aussi, alors j’intègre ça à mon style. J’ai toujours eu des milliers d’influences. Mais quand je ne dessinais pas tant que ça, mon rapport à toutes ces influences était très cérébral. J’essayais de trouver une place spécifique à chacune d’entre elles dans un « réseau » d’inspirations. Mais, de plus en plus, c’est instinctif. Si je dessine, ces choses-là apparaissent naturellement. En quelque sorte, Sombres bagarreurs représente sur le mode de la surenchère ma relation à toutes ces inspirations.
Sur le plan de ces influences, on sent qu’il y a d’un côté le manga et de l’autre le comic book américain – même si, finalement, le résultat n’est ni l’un ni l’autre.
Absolument. La bande dessinée européenne m’a somme toute assez peu inspiré – outre Hugo Pratt, Jordi Bernet ou Mœbius. Mais je ne pense pas si souvent que ça à leur travail. Jeune, je tripais sur Dragon Ball et sur la série animée de Batman. Ce n’est que plus tard que j’ai compris que derrière Batman, il y avait Bruce Timm… et que derrière Bruce Timm, il y avait Alex Toth. Alors mes fondations, c’est Akira Toriyama et Alex Toth. J’ai été voir ailleurs, et j’ai d’autres inspirations : Gene Colan, John Buscema, Jack Kirby et les autres auteurs qui travaillaient pour Marvel dans les années 1970. Mais ce sont les livres de Toth et de Toriyama que j’ai toujours à côté de ma table à dessin.
Tu parles de Dragon Ball, de Batman… Il me semble qu’il y a dans ce livre une candeur, un enthousiasme qui sont propres à l’enfance.
C’est sûr. Je pense que ma principale envie, c’est de faire des livres qui sont amusants. Quand on est enfant, le scénario ne nous intéresse pas tant que ça. Ce dont on se souvient, ce sont les scènes qu’on trouve cool. Alors j’ai voulu faire une bande dessinée dans laquelle il y aurait le plus de scènes cool possibles. L’adulte en moi a voulu construire une histoire plus concise autour de ça. Mais l’impulsion initiale était celle d’un enfant. C’est peut-être particulièrement évident avec Sombres bagarreurs, parce qu’il s’agit de mon premier vrai livre. Mais je crois que ça va toujours être comme ça : c’est l’enfant en moi qui a l’idée initiale et l’adulte en moi qui s’assure que ce n’est pas de la marde. Même la représentation de l’amitié, dans le livre, correspond à l’idée que je m’en faisais quand j’étais jeune. Au fond, c’est entièrement basé sur la poignée de main entre Arnold Schwarzenegger et Carl Weathers dans Prédateur. Ça et la lutte, peut-être…
Fondamentalement, le livre est drôle. Tu abordes l’action selon une perspective humoristique, même si tu ne fais pas nécessairement des blagues à proprement parler.
La plupart des artistes que j’ai nommés me stimulent d’abord sur le plan intellectuel. Ce sont des dessinateurs intelligents, dont le langage m’intéresse. Je suis fasciné par leur rapport à la mise en page, à la narration… Mais les livres d’Alex Toth et de John Buscema ne me « parlent » pas nécessairement d’un point de vue plus personnel. Je préfère de loin des trucs comme Kitaro de Shigeru Mizuki. J’aime l’humour un peu cabochon. Dragon Ball me fait encore rire. Entre John Ford et Howard Hawks, je préfère Hawks. Ford est un cinéaste moraliste, tandis que Hawks est plus cool. Quelqu’un peut mourir et ce n’est pas si grave que ça. Et ce n’est pas parce que la mort n’est pas grave, mais plutôt parce que ce n’est pas cette gravité qui l’intéresse. Tout en demeurant aussi significatif, Hawks s’intéresse toujours au côté léger, amusant de la vie. Chez lui, on va peut-être mourir. Mais l’important, c’est d’avoir du plaisir à essayer de rester en vie. Pour moi, c’est une influence fondamentale. Je ne crois pas que j’aurais envie de faire une œuvre qui est plus sérieuse que ça.