Avec La petite Russie, Francis Desharnais raconte un épisode peu connu de l’histoire du Québec : la fondation de Guyenne, une paroisse coopérative de la région de l’Abitibi. Inspiré par Guyenne : 20 ans de colonisation sous le régime coopératif; et après…, un livre écrit en 1983 par son grand-père Marcel, l’auteur de La guerre des arts signe sans doute son album le plus ambitieux et le plus personnel à ce jour.

 

De toute évidence, La petite Russie est un projet important pour toi. Depuis combien de temps travailles-tu sur ce livre?

Déjà, à l’époque où je travaillais sur Burquette, je me disais qu’il faudrait éventuellement que je raconte cette histoire-là. Mais c’est devenu plus urgent au fur et à mesure que le temps avançait. Je ne sais pas trop combien d’années je vais avoir l’énergie nécessaire pour faire de la bande dessinée. Je m’y consacre à temps presque plein et c’est un rythme de vie exigeant. Parfois, je manque de souffle. Alors je me suis dit qu’il fallait que j’identifie certains projets spécifiques qui me tenaient à coeur et qui, selon moi, donneraient un sens à tout ça. Lorsque je collabore avec quelqu’un d’autre, je ne me pose pas trop de questions. Je me dis que j’aide quelqu’un à réaliser son projet. Mais avec mes projets solos, c’est un peu différent. Ça me prend tellement de temps et c’est tellement peu payant qu’il faut que ça veuille dire quelque chose pour moi.

C’est dans ce contexte-là que m’est revenue en tête l’histoire de mes grands-parents, qui avaient participé à la colonisation de l’Abitibi et à la fondation d’un village. Mais je m’attendais essentiellement à raconter des histoires de bûcherons. Puis, en relisant le livre écrit par mon grand-père, je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus que ça : qu’il y avait quelque chose d’autre à raconter, notamment à travers l’aspect coopératif du village et cette idée d’explorer un autre modèle de société. De plus, son livre couvre une période allant des années 1940 aux années 1960; et on voit vraiment le Québec se transformer, en vingt ans. C’est là que je me suis rendu compte qu’il y avait plusieurs niveaux, plusieurs histoires à raconter : celle du couple, celle du village et celle du Québec. Alors j’ai décidé d’attendre, pour être en pleine possession de mes moyens lorsque je me lancerais là-dedans. Officiellement, ça fait dix ans que je fais de la bande dessinée « professionnellement »; et j’ai senti que c’était le moment de faire ce livre-là.

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Ça doit être intéressant pour toi de te replonger ainsi dans l’histoire de ta propre famille.

C’est un projet qui a donné lieu à de nombreux échanges avec les membres de ma famille. J’ai recueilli beaucoup d’anecdotes à gauche et à droite. Je n’ai pas pu tout mettre dans le livre, mais je crois que ça a fait du bien – autant à moi qu’à ma famille. Un de mes oncles, qui a une mémoire formidable, m’écrivait de longs paragraphes sur Facebook pour me parler de la vie sur la ferme, des manières de célébrer Noël… Je crois que j’ai l’équivalent d’un livre complet qu’il m’a écrit à propos de la vie à cette époque! Ne serait-ce que pour cette raison, c’était fascinant. Mais Guyenne, pour moi, restait quelque chose de très lointain : ça faisait partie de l’histoire familiale, sauf que je n’avais pas vraiment connu ça. J’étais peut-être allé une fois ou deux, quand j’étais petit – mais mes parents en parlaient souvent.

Alors, pour me documenter, je suis retourné là-bas à plusieurs reprises. C’est très particulier. C’est un petit village qui se situe à 40km au nord-ouest d’Amos. Il y a deux routes qui s’y rendent, dont une en gravelle. Même aujourd’hui, on a un peu l’impression que c’est au bout du monde. C’est un peu triste, quand on va là-bas, parce que plusieurs granges tombent en ruine. Mais c’est fascinant de voir que ça existe encore! Les gens là-bas essaient de monter un musée pour raconter l’histoire du village; ils m’ont donné accès à une pièce où ils accumulaient divers objets à cette fin. L’histoire de Guyenne ne prend pas fin au moment où se termine La petite Russie. Il s’y est passé pas mal de choses par la suite, notamment grâce au travail de ma grande-tante Yolande Desharnais. C’est étonnant de découvrir qu’un si petit village a une histoire aussi riche.

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Comment t’y es-tu pris pour qu’un récit émerge de cette documentation que tu avais accumulée?

Guyenne, vingt ans de colonisation sous le régime coopératif… et après, le livre de mon grand-père, est dans une forme beaucoup plus proche de l’essai. C’est très didactique. Il y traite de l’aspect économique, de l’aspect social, de l’aspect familial et ainsi de suite. Ça relève beaucoup plus de la description que de la narration. La question de la structure m’a embêté un moment. Finalement, j’ai opté pour une chronologie simple : j’ai isolé une série d’événements clés, les coups durs qui ont progressivement eu raison de la détermination de mes grands-parents. C’est de cette manière que j’ai contourné l’aspect potentiellement didactique de cette histoire, pour aller vers quelque chose de plus dramatique. Un autre truc qui m’inquiétait, c’est qu’une coopérative implique un nombre incalculable d’assemblées générales, de conseils administratifs… En soi, ce sont des affaires qui sont assez plates. Tout ça a beau être essentiel, ce n’est pas très excitant. Il fallait donc que le livre trouve son rythme ailleurs.

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Tu y arrives, notamment, en t’intéressant à la nature et allant vers quelque chose de plus contemplatif.

Au début, je voulais que les dix premières pages du livre soient muettes. J’imaginais dix pages de dessins de forêt, afin d’établir un climat d’oppression. Parce que dans le livre, les personnages finissent par en avoir assez du bois. J’ai travaillé de près sur ce projet avec Michel Giguère, un ancien professeur de bande dessinée de la région de Québec que j’ai eu lorsque j’étais au secondaire, et nous sommes finalement arrivés à la conclusion que c’était peut-être un peu aride, comme introduction. Éventuellement, j’ai eu l’idée d’alterner entre ces illustrations de la nature et le monologue intérieur du personnage principal. C’est comme ça que l’opposition entre le bois et l’humain s’est installée. Petit à petit, les colons arrivent à se tailler une place dans ce milieu – jusqu’à ce que le livre se concentre sur leur histoire. Mais le fait de m’intéresser à la nature me permettait aussi de marquer le passage du temps, sans toujours utiliser des processus évidents comme un écriteau qui dit que « cinq années ont passé ».

 

Sur le plan de la forme, La petite Russie donne parfois l’impression d’être la somme des expérimentations que tu as menées au travers de tes albums précédents.

C’est sûr qu’on creuse son sillon. La répétition, par exemple, est un aspect que j’ai approfondi avec La guerre des arts et Les premiers aviateurs – mais qui était déjà présent, à bien y penser, dans des livres tels que Burquette ou Chroniques d’une fille indigne. Ma mise en scène a toujours été assez simple. J’utilise presque toujours le même cadrage : je plante ma caméra à un endroit et je ne la bouge pas. Il y a, dans la répétition d’une même image en bande dessinée, quelque chose qui marque le passage du temps. Et les Motel Galactic m’ont donné le courage d’aller vers le joual, de décoincer ma langue. Alors même si le livre peut sembler différent, ça m’apparaît clair qu’il ne vient pas de nulle part.

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Le changement le plus apparent, c’est peut-être le fait que tu t’éloignes ici du registre de l’humour.

Oui. C’est quelque chose qui me terrorisait. Parce qu’en humour, on « sait » tout de suite ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Si tu te fais rire, déjà, c’est un bon signe. Si tu ne te trouves pas drôle, par contre, il y a de bonnes chances que personne ne te trouve drôle. C’est plus difficile de mesurer l’efficacité d’un effet dramatique. Personnellement, j’ai toujours peur d’aller trop loin, d’exagérer l’émotion ou de sombrer dans le pathos. Mais on n’échappe pas à la tristesse quand on raconte une histoire comme celle-là, où les gens vivent des choses difficiles.

Au début, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Je me disais que j’étais complètement déconnecté de ce milieu, que je n’avais rien vécu de semblable. Sauf qu’en relisant le livre de mon grand-père, je me suis rendu compte que son ambition était d’être cultivateur et que c’était particulièrement difficile dans ce contexte. Économiquement, ce n’était pas viable. Ça ne pouvait l’être qu’à très long terme. Je me suis reconnu là-dedans, dans cette idée de vouloir gagner sa vie en faisant quelque chose et d’avoir à se battre pour le faire. Je me suis rendu compte que c’était ma porte d’entrée dans cet univers… et que si j’arrivais à faire ressortir cet aspect-là de son histoire, cette tension entre ses ambitions personnelles et les pressions économiques, je serais en mesure de la rendre plus accessibles à d’autres gens qui n’ont pas connu ça non plus.

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