Julie Delporte nous avait donné en 2015 le très beau Je vois des antennes partout. Elle est de retour cette année avec Moi aussi je voulais l’emporter. Retour en sa compagnie sur le processus ayant mené à la création de son plus récent livre…

 

Ton livre semble s’être beaucoup transformé, au fil de l’écriture; au départ, par exemple, le projet devait s’intéresser plus spécifiquement à la figure de Tove Jansson. Peux-tu nous parler un peu plus en détail de cette intention initiale et de la manière dont le livre a évolué vers ce qu’il est aujourd’hui?

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J’ai d’abord voulu écrire un documentaire sur Tove Jansson, une peintre et auteure finlandaise. Je me suis donc rendue deux mois en Finlande pour faire des recherches. Il a ensuite été question de transformer le projet en fiction: un anthropologue enquêterait sur l’existence des Moomins, les personnages créés par Tove Jansson. Si j’avais dessiné à temps plein, l’un ou l’autre de ces livres aurait pu naître. Mais j’ai mis quatre années à écrire concrètement le livre… La dynamique inconsciente de mon intérêt pour Tove Jansson a eu le temps de m’apparaître. Elle agissait sur moi comme un modèle structurant, et je manquais cruellement de modèles féminins positifs. C’était la première femme dans l’histoire de la bande dessinée dont j’adorais absolument l’oeuvre et la démarche. La lecture de ses biographies m’a également fait tomber amoureuse de son caractère et de ses choix de vie. La diversité de ses pratiques artistiques, son rapport à la solitude et à la nature: elle m’inspire énormément. J’ai trouvé cette phrase dans Éclaircies sur le terrain vague de Christian Rosset: « Il faut toujours rater le livre attendu pour réussir celui auquel ni l’auteur, ni le lecteur, ne pouvaient a priori s’attendre. » Alors, j’ai raté mon livre sur Tove Jansson, qui aurait été de toute façon d’un format trop classique pour moi, et il est devenu quelque chose de plus intéressant artistiquement, entre l’essai politique, le journal de création et une certaine poésie. C’est finalement un livre qui dit: voici comment je suis devenue féministe, et voici pourquoi c’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.

Ton oeuvre a toujours été personnelle, intimiste – mais on sent, avec Moi aussi je voulais l’emporter, que l’expérience individuelle est devenue indissociable d’une dimension sociale, d’une prise de conscience politique et féministe. Dirais-tu qu’il s’agit de ton premier livre ouvertement politique?

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Je vois des antennes partout, mon livre précédent, est déjà très politique puisqu’il critique le néolibéralisme et de la technologie comme bien de consommation. On prétend que la technologie s’adapte à l’humain, alors que c’est le contraire: l’humain doit sans cesse s’adapter aux nouveaux produits. Mon personnage, atteinte d’electrosensibilité, en est malade, comme une ultime résistance: « la maladie est la seule forme de vie possible sous la capitalisme » (le slogan d’un groupe allemand des années 1970). C’est drôle, pour qualifier certaines dépressions, les psychiatres utilisent maintenant l’expression « troubles de l’adaptation ». Mais est-ce que l’humain peut et doit s’adapter à tout? Non.

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Cela fait longtemps que je pense que le privé est politique, et c’est pour cela que je n’ai pas honte de pleurer en public et que j’écris à partir de moi. C’est par le partage du personnel qu’on arrive au vrai care collectif. Comment peut-on faire avancer la société si ses membres sont malades ou malheureux? Journal s’ouvrait sur une citation d’Annie Ernaux qui dit que lorsqu’on écrit sur soi c’est toujours pour les autres. Mais c’est vrai que cette idée est encore plus affirmée dans Moi aussi je voulais l’emporter, peut-être pas tant à cause d’une prise de conscience comme tu dis, mais d’une prise de confiance (en moi, en mes idées, en nos idées). J’ai peut-être aussi eu le désir que le message soit plus clair, car il y a une certaine fatigue qui s’installe face aux questions féministes. Le sexisme de mon éducation est politique. Les agressions sexuelles que j’ai vécues sont politiques. Mon questionnement amoureux est politique – il interroge hétéronormativité et patriarcat. Savoir si je veux des enfants ou non en tant que femme, c’est tellement politique. Mon salaire, mon anxiété: tout cela est politique. Cela ne veut pas dire que nous avons tous les mêmes expériences. Les personnes racisées en ont d’autres par exemple, et celles-ci sont politiques aussi, et me concernent.

Dirais-tu que ce cheminement s’est fait en parallèle à l’écriture ou qu’au contraire, c’est l’écriture qui y a contribué?

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Je pense que cela va dans les deux sens: réflexions intellectuelles et écriture s’alimentent. On se surprend en écrivant quelque chose, puis on se met à écrire sur cette nouvelle chose qui nous a surpris. Et ainsi de suite.

Mais je n’aurais pas pu écrire Moi aussi je voulais l’emporter sans les réflexions que j’ai échangées avec mes amies artistes au cours des dernières années… Récemment, elles m’ont réellement apporté un soutien intellectuel et affectif. Certaines d’entre elles publient ou écrivent des livres en même temps que moi, et nos livres sont comme frères et soeurs. J’ai l’impression que nous les élevons ensemble.

Cela me fait rire aussi de penser qu’au moment où nous discutons, mon éditeur et sa partenaire sont en train de mettre au monde une enfant!

Tu en révèles beaucoup sur toi-même à travers le livre. Crains-tu parfois d’en dire trop? T’imposes-tu parfois certaines limites, pour préserver ton intimité?

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C’est très naturel pour moi, ce qui doit être écrit ou dessiné doit l’être. Je m’impose plutôt de dépasser un tout petit peu ma limite, car cette limite m’est imposée par la peur du jugement des autres plutôt que par le soucis de préserver mon intimité. Mon intimité est vraiment sauve, pas d’inquiétudes là-dessus, il y a finalement si peu la concernant dans mes livres… On peut dire par contre qu’avec Moi aussi je voulais l’emporter j’ai engagé mon corps dans le dessin. Je me dessine, parfois nue, jamais gratuitement. À ce titre, je me vois plutôt comme une performeuse, le corps étant outil, pas intimité.

Artistiquement, nous ne sommes presque plus jamais choqués par la pornographie, mais on dirait que la question de l’intime, du trop intime, tracasse vraiment. Comme si c’était là la vraie transgression, à la fois morale et intellectuelle. Ça ne se fait pas de parler de soi, ce n’est pas de bon goût, ce ne peut pas être le sujet du grand art ni de la philosophie… Ces vieilles idées ont la peau dure, même s’il y a tout un courant adverse, la théorie de affects, Maggie Nelson, etc.

Ton livre précédent, Je vois des antennes partout, était une fiction « déguisée » en journal intime. S’agit-il d’une forme d’écriture que tu voudrais explorer de nouveau?

La fiction? Bien-sûr! C’est l’écriture de l’inconscient. C’est fou ce qui sort sur soi-même quand on commence à écrire de la fiction… L’essai et l’autobiographie sont plutôt les territoires du conscient et du contrôle. Ce que j’aime, c’est quand les deux se mélangent. Il y a beaucoup de réel dans Je vois des antennes partout, et, derrière sa grande honnêteté, il y des pointes ludiques de fiction dans Moi aussi je voulais l’emporter. En plus, en bande dessinée, on a la chance d’avoir deux terrains de jeu: celui de l’histoire, et celui du dessin.

 

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